Le gros succès de librairie que connaît la brochure « Indignez vous ! » que Stéphane Hessel vient de publier imposait un délai de révérence, mais aussi de réflexion, avant que ne reprennent leur cours nos manières de penser un moment troublées par l’impétueuse immixtion dans nos conscience de ces objurgations anticonformistes. Nous avons maintenant le recul qui convenait pour dire notre admiration devant la jeunesse de pensée de cet exceptionnel personnage.
Cet homme fut admis à l’Ecole Normale Supérieure où il a adopté, dit-il, la pensée optimiste de Hegel. Il fut aussi un héros de la résistance. Il a participé à l’élaboration de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il a été ambassadeur de France. Il a contribué au prestige de notre pays. Il rappelle aujourd’hui aux jeunes générations les périodes sombres de notre histoire avant qu’elles ne tombent dans l’oubli. Il participe encore à toutes les actions de protestation contre les politiques d’exclusion et se dévoue pour le sort des plus défavorisés, sans-papiers, Roms et autres sans droits. Rien ne le laisse indifférent dans le malheur des hommes. A l’âge où d’autres ont depuis longtemps abandonné la lutte, gagnés par la lassitude de vains combats, cet homme, non seulement continue à s’indigner, mais condamne aussi notre résignation devant les injustices du monde.
La non-violence serait, dit-il, l’adéquate riposte, et il se borne à citer Mandela et Martin Luther King. Et c’est ici que, après la force de la conviction, commence la faiblesse du raisonnement. On ne peut qu’être déçu de la manière dont est traité le sujet alors qu’il y a tant de choses à dire sur la désobéissance civile, sur la dissidence, sur le refus en face des abus de la puissance publique. Voici comment se présente, sur l’oppression, la phrase-clé du chapitre : « Aussi bien du côté des oppresseurs que des opprimés, il faut arriver à une négociation pour faire disparaître l’oppression ». On conviendra qu’il y a là beaucoup de naïveté et la méconnaissance décevante de la division du monde entre dominants et dominés avec, les uns en face des autres, l’impitoyable loi du rapport de forces.
Comme disait avec cynisme le milliardaire américain Warren Buffett : « La lutte des classes existe, c’est nous qui la menons, nous les riches, et c’est nous qui la gagnerons ».
En face de cette brutalité, il faut bien oser un début d’explication à la candeur. On peut la trouver dans le périmètre philosophique que s’est tracé notre conseilleur, adoptant Hegel pour son optimisme dit-il, mais oubliant l’étape suivante dans le cheminement des idées, celle qui, passant par Feuerbach, nous conduit jusqu’à Marx et Engels dans leur démonstration de la nécessité d’une transformation radicale de la production et des structures sociales.
C’est pourquoi, dans sa conclusion, l’estimable auteur d’un ouvrage qui connaît tant de succès attribue l’injustice sociale à la menace, selon lui toujours présente, de la barbarie fasciste plutôt que d’en rendre responsable l’avidité d’une classe sociale qui, en regardant les autres travailler, s’attribue les profits du système de production qu’elle a imaginé.
C’est pourquoi encore, conscient de la puissance néfaste des médias, il nous invite à les combattre par « une véritable insurrection pacifique », selon son expression, alors qu’une culture politique élémentaire nous enseigne que les idées dominantes sont celles de la classe dominante, celle qui détient à la fois les moyens de production matérielle et intellectuelle, celle que la menace d’une insurrection pacifique ferait sourire, celle à qui l’indignation du peuple ne fera jamais perdre l’appétit.
On comprend le succès démesuré de cette rhétorique facile et pourtant salutaire.
Mais il ne faut pas trop creuser, car on ne fait pas de bonne politique avec des bons sentiments.
Georges Apap, Béziers le 24 Décembre 2010.
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